Écrits sur l’éducation

24 avril 2019

Bertrand Russell – Écrits sur l’éducation
Entretien avec Normand Baillargeon et Chantal Santerre

Principalement connu pour son imposant lègue comme mathématicien, le philosophe Bertrand Russell n’a pourtant cessé de s’intéresser à l’éducation tout au long de sa vie.

« Né en 1872 et décédé en 1970, c’est donc dire si cet intérêt a duré longtemps… », soulignent Normand Baillargeon et Chantal Santerre, qui ont fait paraître, cet automne, une anthologie sur l’œuvre immense du philosophe en matière d’éducation, Bertrand Russell – Écrits sur l’éducation (Écosociété).

En effet, Russell a beaucoup écrit sur la question, a enseigné à l’université sa vie durant et a même fondé une école, dans laquelle il a aussi enseigné. Si dans le monde anglophone, il est pleinement reconnu comme un authentique et important philosophe de l’éducation depuis plus de deux décennies, cela est beaucoup plus récent dans le monde francophone. « Et cette anthologie de lui que nous éditons est même le premier ouvrage du genre dans notre langue », rappellent les deux auteurs.

Dix-huit textes présentent donc les principaux aspects de la vision de l’éducation développée par Russell dans lesquels il traite de l’enseignement de la pensée critique, du développement de l’autonomie de la pensée, des pratiques éducatives, des rapports entre l’éducation et l’économie, notamment, sans oublier l’éducation à la sexualité. Sur ce point, ses idées sont particulièrement étonnantes pour l’époque… Mais ô combien intéressantes dans le contexte actuel !

Tout l’intérêt de cet ouvrage vient d’ailleurs du fait de la grande pertinence et de l’actualité des propos et des réflexions de Russell.

En entretien avec Le Champlain, nous avons demandé à Normand Baillargeon et Chantal Santerre en quoi les écrits du philosophe sont toujours aussi pertinents en 2019 et pourquoi toute personne œuvrant en éducation devrait lire Bertrand Russell ?

« Russell offre, d’abord, un rare exemple d’un très grand esprit qui s’est constamment préoccupé d’éducation, qui en a eu une expérience pratique, et qui s’est efforcé d’en présenter une vision claire et synthétique, où il propose une théorie de la nature et des fins de l’éducation, une réflexion sur le curriculum, sur les institutions éducatives, y compris l’université, sur le rôle politique de l’éducation, sans oublier l’importance qu’il a accordée, en précurseur, à la pensée critique.

Il avait aussi une idée claire et précise du genre d’individu que l’éducation doit former. Il soutenait qu’il y a quatre vertus qui, conjointement, constituent la base d’une personnalité idéale : la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence. »

Ils ajoutent aussi que les réflexions de Russell sur la liberté d’expression et la liberté académique sont on ne peut plus actuelles, tout comme ses idées sur la place de la religion en éducation; et que les enseignants goûteront sans doute ces textes où il parle d’eux en rappelant, avec raison, qu’ils sont des « gardiens de la civilisation ». Il écrit à leur sujet : « Par-dessus tout, tous les éducateurs qui s’efforcent de rendre meilleurs les étudiants auxquels ils s’adressent doivent se tenir pour des serviteurs de la vérité, et surtout pas de telle ou telle cause politique ou sectaire. La vérité est une déesse resplendissante, toujours voilée, toujours distante, qu’on ne peut jamais approcher jusqu’à la toucher, mais qui mérite toute la dévotion dont l’esprit humain est capable. »

« Finalement, Russell, à la fin de sa vie, a été extrêmement préoccupé par la menace nucléaire et il pensait que l’éducation pouvait et devait jouer un rôle fondamental pour la prévenir », ajoutent les auteurs. « Ce qu’il a alors écrit dans ce contexte nous semble avoir une grande actualité au moment où le réchauffement climatique anthropique fait peser une si grande menace sur l’humanité et demandera, pour l’affronter, cette riche combinaison de vitalité, de courage, de sensibilité et d’intelligence. »

 

L.C.  : Généralement plus connu comme mathématicien, à la lecture de ce livre, on constate que Bertrand Russell a pourtant écrit tout au long de sa vie sur l’éducation. Est-ce à dire qu’on redécouvre sa pensée philosophique sur le sujet ?

N.B. et C.S.  : Russell commence à peine, en effet, à être pleinement reconnu comme un authentique et important philosophe de l’éducation.

Parmi les nombreux facteurs qui ont pu retarder cette reconnaissance, il y a sans doute l’immensité des contributions de Russell à la logique et aux mathématiques, que vous évoquez avec raison; mais il y aussi son rôle de tout premier plan dans la création de la philosophie analytique, qui reste la tradition dominante dans le monde philosophique anglophone, ainsi que son implication comme intellectuel public et comme militant : ces gigantesques apports ont pu faire ombrage à ses autres travaux.

 

L.C.  : Vous avez déjà dit qu’on attribue à Russell l’enseignement de la pensée critique et le développement de l’autonomie de la pensée. Diriez-vous que ses écrits sont donc, aujourd’hui, plus pertinents peut-être que jamais ?

N.B. et C.S.  : Nous vivons une époque qu’on désigne parfois sous le nom d’âge de la post-vérité, expression qui renvoie, pour le dire trop rapidement, à des choses aussi réelles que dangereuses comme les fausses nouvelles, les revues prédatrices en sciences, une malsaine corruption commerciale de la recherche scientifique, la propagande politique usant des nouveaux médias, l’omniprésence des relations publiques dans les discours commerciaux, sociaux et politiques, et ainsi de suite.

Russell ne prévoyait évidemment rien de tout cela, du moins pas dans le détail. Mais il est bien un des précurseurs de cette idée capitale que la pensée critique doit être au cœur de notre idéal d’éducation, de la construction de l’autonomie du sujet et d’un exercice éclairé de la citoyenneté. On dira aujourd’hui que la pensée critique contribue à résister à ces sirènes de la post-vérité.

Un important mouvement voué à la défense et à la promotion de cette idée de pensée critique existe à présent en éducation, par exemple à travers des programmes de philosophie pour enfants. Et Russell peut être crédité pour faire partie de ceux qui ont été parmi les premiers à attirer l’attention sur l’importance de cet idéal.

Il commence d’ailleurs ainsi, avec son humour bien particulier, un de ses textes sur la pensée critique : « Je désire soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ! »

Nous lisons dans ce passage, en même temps que l’importance politique de la pensée critique, une belle et succincte définition de cet idéal qui est en somme de se montrer capable de réagir comme il convient à de mauvais (et inversement, le cas échéant, à de bons) arguments.

Notre époque rend selon nous cet idéal plus que jamais nécessaire et toutes les personnes œuvrant en éducation le mettront certainement très haut sur leur liste de priorités.

 

L.C.  : Compétences, performances, apprentissages pratiques, notre système d’éducation est toujours bien ancré dans le paradigme du « savoir utile ». Or, dès les années 1920, Russell parle du « savoir inutile » et de ses vertus. Comment peut-on actualiser et contextualiser sa pensée aujourd’hui ?

N.B. et C.S.  : Vous avez raison de souligner cet aspect de sa pensée, par quoi Russell reste, il nous semble, une fois de plus bien actuel.

Il s’inquiétait à son époque d’une tendance utilitariste en éducation , que vous soulignez, à quoi nous ajouterions aujourd’hui une tendance à penser l’éducation en termes de capital humain et d’adaptation fonctionnelle des individus au marché du travail, ces tendances vont dans le sens de ce qu’il redoutait et déplorait.

Russell, contre tout cela, rappelle que le but de l’éducation ne peut être aussi court et qu’elle concerne aussi la transmission de toute cette culture qu’on qualifiera, si on a une courte vue, d’inutile.

Le mieux est sans doute de lui laisser la parole : « Cet élément culturel du savoir, lorsqu’il a bien été assimilé, contribue à la formation de la personnalité, il façonne les pensées et les désirs et nous incite à nous intéresser, pour une part au moins, à de vastes sujets impersonnels — et pas seulement à des sujets qui ont une importance immédiate et pour soi-même. On a trop facilement pensé que dès lors qu’une personne a acquis un savoir qui lui procure certaines compétences, il en fera un usage bénéfique pour la société. Une telle conception étroitement utilitaire de l’éducation n’aperçoit pas qu’il est nécessaire de former non seulement des compétences, mais aussi un sens des fins. »

Russell rappelle en outre que ce savoir dit inutile par beaucoup, a sa particulière utilité. En une formule que nous lui envions, il écrit : « Être curieux et désireux d’apprendre ne rend pas seulement les choses déplaisantes moins déplaisantes : cela rend aussi les choses agréables plus agréables encore. »

Nous avons tous deux vérifié cela un nombre incalculable de fois dans nos vies, comme vous aussi, nous en sommes certains.

 

L.C. : Alors que l’éducation sexuelle fait beaucoup jaser dans l’actualité et dans les milieux d’enseignement, la pensée et les idées de Russell sur le sujet ont de quoi étonner. Il en perdra d’ailleurs son poste de professeur à l’Université de New York en 1941. Que devrait-on retenir de ses idées sur cet aspect dans le contexte actuel ?

N.B. et C.S.  : Quand elles ont été avancées (durant les années 20 et 30 du siècle dernier, en gros), les idées de Russell sur la sexualité étaient, pour la plupart des gens et des milieux, plus qu’avant-gardistes : elles étaient outrancières et indéfendables.

Mais la plupart de ses idées (sur l’homosexualité, les unions libres et ainsi de suite) nous semblent aujourd’hui bien banales.

Il reste cependant un sujet sur lequel on ne l’a toutefois pas collectivement tout à fait rattrapé — si nous pouvons le dire ainsi : c’est cette question de l’éducation à la sexualité, sur son importance, sur le fait de la confier à des gens qui savent ce dont ils et elles parlent et sur le ton et le contenu de ce qu’il convient de transmettre.

Il nous semble pourtant que son message mérite d’être entendu, plus encore en ces heures où l’éducation à la sexualité passe trop souvent par la pornographie et les médias sociaux.

Jugez-en par vous-mêmes : « Dans toutes nos interactions avec les jeunes, il est important de faire en sorte qu’ils n’en viennent pas à penser que la sexualité est une chose intrinsèquement mauvaise. Le sexe est un sujet intéressant et il est naturel que les êtres humains y pensent et en parlent. […] ce devrait être un principe absolu de ne jamais leur raconter d’édifiants mensonges. Ce devrait aussi être un principe absolu que n’importe quel sujet peut être discuté rationnellement, être abordé d’une manière scientifique. »

« Et nous n’avons même pas eu le temps de vous parler de ce que ce grand mathématicien dit de l’importance éducative et de la beauté des mathématiques : les enseignantes et les enseignants de cette discipline (et les autres) le découvriront sans doute avec joie et s’y reconnaîtront », soulignent Baillargeon et Santerre en guise de conclusion.