15$ de l’heure

21 septembre 2016

Entrevue avec Ianik Marcil, économiste indépendant

6% des salariés du Québec (ISQ, 2014) – dont 58% sont des femmes – travaillent 40 heures par semaine au salaire minimum, sans pour autant arriver à franchir le seuil de faible revenu, soit un peu plus de 20 000$ par année.

« Le problème n’est pas de savoir si on peut se payer des tomates fraîches, mais plutôt que le salaire minimum ne permette pas de vivre dignement, bien que l’on soit un des pays les plus riches au monde », de souligner Ianik Marcil, économiste indépendant, en entrevue avec le Syndicat de Champlain.

« Est-ce qu’ils ont la liberté de leurs choix personnels, familiaux, de loisir, de culture? Parce que oui, l’argent, jusqu’à un certain point, amène la liberté. Et la réponse est non, ils n’ont pas cette liberté. Leur marge de manœuvre est inexistante. »

« Parce qu’on est en 2016 », le mouvement syndical québécois et les groupes sociaux, inspirés des campagnes américaines, se mobilisent actuellement pour réclamer un salaire minimum à 15$ de l’heure.

La CSQ s’est d’ailleurs engagée à participer activement dans la Campagne 5-10-15, initiée par le Front de défense des non-syndiqués et le Collectif pour un Québec sans pauvreté, à la suite de la décision du Conseil général du 18 mai dernier appuyant la revendication du salaire minimum à 15 $. Cette campagne sera lancée officiellement le 7 octobre prochain dans le cadre de la Journée mondiale d’action pour le travail décent.

Ianik Marcil, vous vous êtes exprimé publiquement à plusieurs reprises sur la question de la hausse du salaire minimum. Que pensez-vous des campagnes actuellement en développement qui portent la revendication d’un salaire minimum à 15$ de l’heure?

« Il y a une partie de marketing politique. C’est normal de vouloir créer un symbole, autour du ″15$″ par exemple. Ça permet de mobiliser les gens et c’est tout à fait légitime », indique-t-il, tout en mettant en garde quant aux comparaisons avec les campagnes américaines.

« On ne peut pas se comparer aux États-Unis, notre filet social étant largement plus généreux, pensons seulement à l’assurance-maladie. Ce n’est pas la même chose non plus selon que l’on soit une mère monoparentale avec deux enfants ou un étudiant. Ce n’est pas la même réalité à Montréal ou sur la Côte-Nord, où il en coûtera moins cher pour se loger mais où le prix des tomates fraîches, pour reprendre l’exemple, et le transport seront plus élevés. »

D’emblée, l’économiste met en garde contre ce qui lui apparait comme un piège à éviter à tout prix. « Le risque avec ces campagnes spécifiques, c’est d’en faire un seul cheval de bataille. Dire que ça va régler tous les problèmes de pauvreté. C’est d’ailleurs le même problème avec le revenu minimum garanti. »

« Si on se concentre uniquement sur ce combat, et je ne condamne absolument pas celles et ceux qui le mènent, soyons clairs, le risque est d’oublier le panier, l’ensemble des politiques sociales. Ce qui m’apparaît un piège. Je ne dis pas qu’on est dedans présentement, mais on pourrait. »

Le gouvernement libéral a déjà annoncé que la hausse du salaire minimum ferait partie des sujets à explorer lors de son Forum des idées pour le Québec (http://plq.org/forum/) et d’un sommet sur l’emploi et la main-d’oeuvre plus tard cet automne, auquel sont conviées parties syndicale et patronale. Les rumeurs à l’effet que la ministre du Travail, Mme Dominique Vien, aurait fait ouvrir un chantier sur le sujet au sein de son ministère sont persistantes. Craignez-vous un piège politique?

« Le gouvernement Couillard envoie des signaux. On peut donc craindre que le Parti libéral dise ″Ok, on vous le donne le 15$, mais lâchez-nous avec le reste. Lâchez-nous avec les CPE, les contraintes à l’aide sociale, les clauses orphelins, la tarification des services de santé, etc.″», avance-t-il, avant d’ajouter: « Pour moi, c’est là où il faut être très vigilants, parce que politiquement pour ce gouvernement, ça pourrait être très rentable! »

Ianik Marcil fait valoir qu’il s’agit là d’une carte que les libéraux pourraient utiliser en leur faveur, pour dorer leur image. « Ils peuvent donner le 15$ de l’heure, l’enrober de mesures compensatoires, en faire un beau ″package″ et concentrer le débat public et politique autour de ça. Pour nous, et j’entends ici l’opposition, les groupes sociaux, les syndicats, etc., il sera alors quasi impossible de mettre de l’avant d’autres revendications en parallèle parce que tout l’espace sera occupé par le 15$

« On risque de passer à la trappe d’autres sujets tout aussi importants. C’est pour ça que je suis un peu plus frileux par rapport à ces campagnes bien qu’elles soient tout à fait légitimes quant aux fins. »

Compte tenu de l’aspect moral de ces campagnes visant un niveau de vie décent pour les plus bas salariés, le statu quo est-il une option?

« Non, c’est ça la dynamique trouble ici. En fait, l’erreur tactique de ces campagnes est, à mon avis, de s’orienter sur le 15$ et de ne pas revenir à ce qui était au début des revendications, soit l’indexation du salaire minimum, pourtant portée par les syndicats et les groupes de défense des non syndiqués pendant longtemps.

Mais parler d’indexation, c’est plate, moins vendeur que le 15$ de l’heure. Mais c’est plus facile à défendre et aucun ministre des Finances peut nous regarder dans les yeux en disant ″Non, on n’indexera pas au coût de la vie″. Il ne peut pas contester l’écart qui s’est creusé au fil des ans. Alors que le 15$, il peut le contester. Pourquoi pas 13$ Pourquoi pas 17$?

L’indexation a aussi l’avantage d’inscrire le principe dans le temps. Il pourrait être inscrit dans la loi, par exemple, que tous les ans au dépôt du budget, on révise le salaire minimum en fonction du coût de la vie. Alors que 15$ de l’heure, dans trois ans, ça vaudra quoi? »

On prédit beaucoup de choses et leur contraire en cas d’augmentation du salaire minimum, peu importe la forme. Doit-on craindre un ressac sur l’économie québécoise?

« Malgré de multiples études contradictoires, la vérité, c’est qu’on ne sait pas ce qui va se passer exactement. Le contexte est tellement prépondérant, c’est-à-dire les réalités régionales, les secteurs industriels, les types d’emplois, etc. Que l’on soit pour ou contre, c’est être de mauvaise foi que de dire que ça ne changera rien. De la même façon que le discours de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante est démagogique lorsqu’elle dit que ça va impacter tout le monde fortement. C’est faux. »

« Une hausse de 10,75$ à 15$ de l’heure n’aura pas vraiment d’impact sur les entreprises comme Couche-Tard par exemple, qui génère des millions de dollars. En revanche, la petite PME agricole du Bas-du-fleuve qui emploie douze personnes et qui fait face à la compétition des géants étrangers ou locaux pour faire sa place dans les épiceries et supermarchés, c’est vrai que ça peut lui faire réellement mal et même de façon fatale. Ça, il ne faut pas le nier. »

Mais ce n’est pas une raison pour rien faire?

« Non. C’est la façon de l’implanter. Couche-Tard et McDonald’s font des affaires partout dans le monde, là où il y a des taux de taxation plus élevés et des salaires minimum plus élevés. Ils vont encaisser et ils ne vont pas arrêter de faire des affaires ici pour autant.

Outre le calendrier d’implantation, il y a les compensations à examiner pour soutenir certains secteurs qui seraient impactés de façon plus importante, comme la culture et l’agroalimentaire notamment.

Et là, il est tout à fait possible de penser, par exemple, qu’on augmente le salaire minimum et que l’État compense, même dollar pour dollar, afin de diminuer, voire peut-être annuler l’impact sur les coûts pendant un certain temps. Les employés auront plus d’argent, ils vont dépenser davantage dans l’économie ce qui va créer davantage de revenus de taxes pour l’État pour financer cette compensation.

Il s’agit d’évaluer le tout sur la table à dessins, voir concrètement ce que ça représente. Le pourcentage de travailleurs concernés, qui sont-ils, que font-ils, où vivent-ils? Il faut s’asseoir et faire ce travail pour savoir comment on peut agir pour pallier. On aura alors un vrai portrait à présenter en commission parlementaire.

S’inspirer d’ailleurs, oui! L’exemple de la ville de Seattle est en vogue en ce moment [ où le salaire minimum atteindra 13$ en 2016 et 15$ en 2021 ]. On peut s’inspirer pour la stratégie, l’implantation, les négociations, mais pas pour les résultats. Les variations et les contextes sont trop différents pour prédire ce qui se passera. Il faut faire cet examen-là, ça ne se décide pas sur des slogans. La discussion devrait être sur la manière de faire et ne pas nier que, pour certaines entreprises, il y a un impact important, c’est une réalité.

Et en tenir compte, ne veut pas dire de ne pas bouger, mais plutôt, stratégiquement, il faut le voir comme une occasion de se faire des amis! Reprenons la ferme familiale qui fait des produits du terroir et prenons pour acquis qu’ils n’ont pas les moyens de hausser les salaires à 15$. Ça ne veut pas dire qu’ils jugent bon et juste de payer leur monde à 10,75$.

Plutôt que de faire comme si ça n’existait pas, pourquoi ne pas trouver des solutions ensemble et en faire la promotion ensemble? Stratégiquement, il y a un pouvoir politiqueÀ ce moment là, le message qui sera envoyé, c’est qu’il y a des entrepreneurs, qu’on adule au Québec, qui sont en faveur de ça. »

Ianik Marcil conclut a rappelant que le défi pour les syndicats et les groupes sociaux sera de ne pas délaisser les autres revendications au profit d’un seul gain. « Et c’est ici, il me semble, qu’une stratégie impliquant des alliés pour hausser le salaire minimum prend son importance, dans le rapport politique. »

Rappelons que la CSQ prend part à la Campagne 5-10-15, aux côtés de groupes communautaires et sociaux. En plus de revendiquer un salaire minimum viable à 15 $, cette campagne veut mettre en évidence deux solutions aux difficultés financières et de conciliation vie-travail-étude que rencontrent un grand nombre de travailleuses et de travailleurs :

– L’obligation de donner aux employés leur horaire cinq jours à l’avance afin de leur permettre de planifier leur vie de famille et personnelle.

– Un minimum de dix jours de congé payés pour les imprévus liés à la maladie ou aux obligations familiales.

Des journées d’actions régionales auront lieu dès cet automne. Restez à l’affût!

Photo :

Steve Rhodes / Flickr

MARIO JEAN / MADOC STUDIO