Être prof dans une école publique aux États-Unis

1 février 2017

Entrevue avec Gloria, une enseignante de la Caroline du Nord

« Les jours qui ont suivi les élections présidentielles étaient des moments vraiment particuliers, spécialement lorsqu’on est enseignante dans une école publique. »

Gloria est enseignante de français et d’anglais langue seconde dans une école publique de niveau « middle school » en Caroline du Nord. Ses étudiants ont entre 11 et 13 ans. Issus majoritairement des classes moyennes inférieures, les deux tiers des élèves font partie des communautés afro-américaine et hispanique.

« C’est un milieu très mixte. J’ai choisi d’enseigner dans une école publique parce que je crois que la diversité est importante, qu’elle fait partie de nos vies et qu’elle devrait se refléter aussi à l’école. La diversité a un impact sur le développement et l’éducation des élèves. »

L’élection de Donald Trump a-t-elle eu un impact dans vos classes ? Comment les étudiants ont-ils réagi ?

« Tout juste après l’élection, plusieurs étudiants exprimaient leurs inquiétudes, spécialement les étudiants hispaniques en raison de ce que Donald Trump a dit à propos de leur communauté. Ils écoutent et voient ce qui se dit dans les médias ; alors oui, ils sont inquiets.

« J’ai d’abord demandé à mes étudiants s’ils souhaitaient en parler. Ce n’est pas quelque chose dont les enseignants discutent en classe en général. Je ne voulais surtout pas offenser des étudiants ou créer un malaise. C’est une ligne bien mince. D’une part, nous voulons enseigner le respect et la tolérance. D’une autre part, nous devons tenir compte du fait que les parents de plusieurs étudiants ont nécessairement voté pour Donald Trump.

« Dans ma classe, les étudiants ont été incroyablement respectueux. Ils souhaitaient en parler ; ils avaient besoin de quelqu’un pour les aider à assimiler tout ce qui se passe. Les femmes, les hispaniques, les afro-américains, les personnes handicapées : il a insulté tellement de gens, de groupes, de communautés.

« ″Si le président dit ces choses, est-ce correct de le dire à présent ?″ » Vous comprenez ? Ce sont des questions qui fusent dans leurs têtes et c’est important de pouvoir verbaliser tout ça en groupe. »

Gloria relate au cours de l’entrevue un incident impliquant des étudiants hispaniques à qui on a crié «Build the wall !». La situation a été gérée très rapidement et efficacement, soutient-elle. « Ces étudiants se sont fait rappeler que ces actes ne sont pas acceptables, en aucun temps, dans aucune circonstance. Ces événements sont pris au sérieux et ça nous rassure. C’est en phase avec ce qu’on enseigne en classe, comme la tolérance et le respect. »

Un réseau public mis à mal

Le comté dans lequel Gloria enseigne fait figure d’exception puisqu’il y a peu de « charter schools » (écoles à charte) et d’écoles privées. La majorité des enfants fréquentent donc l’école publique. Elle indique toutefois être au fait de la multiplication des écoles à charte et de la privatisation du réseau public.

Après cinq années d’enseignement, quelles sont vos observations quant au système public d’éducation américain ?

« Aux États-Unis, le système public d’éducation a mauvaise presse, c’est le moins qu’on puisse dire! Je crois que, du moins c’est l’expérience que j’en ai avec mes collègues, beaucoup d’enseignants veulent apporter des changements à l’école publique. Je pense que le système connaît de sérieuses difficultés, mais il se passe aussi des choses fabuleuses dans les écoles publiques dont on ne parle pas. Ça donne une image très négative qui, dans les faits, est faussée. »

« Je crois fermement à l’éducation publique et à la diversité. Je vois tellement de potentiel dans mes classes. Nous avons besoin de changement, de financement aussi… C’est complexe et je ne crois pas que nous allions dans la bonne direction », lance-t-elle, faisant référence à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et à la nomination de Betsy DeVos comme secrétaire à l’Éducation des États-Unis.

Il est bien connu que Mme DeVos défend ardemment le libre choix des parents d’envoyer leurs enfants à l’école publique ou privée. Elle milite d’ailleurs depuis de nombreuses années en faveur de l’augmentation des « vouchers », soit de l’argent public transféré aux parents sous la forme de bons d’études qui peuvent être utilisés pour les inscrire dans des écoles privées.

Mme DeVos a déjà soutenu que l’école publique avait malheureusement remplacé en quelque sorte la place de l’Église dans les communautés et que le libre choix des écoles pourrait contribuer à renverser cette tendance et à « faire avancer le Royaume de Dieu ».

Rappelons qu’en campagne électorale, Donald Trump a signifié son intention de transférer quelque 20 milliards $ du financement des écoles publiques en bons d’études et en subventions aux écoles à charte.

« C’est incroyablement inquiétant qu’une personne occupant ce poste [secrétaire à l’Éducation] n’ait à ce point aucune connaissance du réseau public d’éducation. C’est une réelle inquiétude de savoir que le réseau public est entre ses mains.

« Quelles seront les réformes qui seront mises en place d’ici les trois prochaines années? Pour être honnête, je n’en ai absolument aucune idée ! C’est terrifiant ce qu’on peut lire sur le sujet.

« Je pense que nous sommes plusieurs à être en état de choc. J’espère que nous arriverons à nous rassembler et à parler haut et fort pour nous assurer qu’il y a aura des garde-fous. Il faudra nous battre pour que notre voix soit entendue. Je déteste l’idée que la voix d’au moins la moitié des Américains puisse être ignorée…

« J’aime l’idée que les écoles devraient être représentatives des différents milieux socioéconomiques, non pas comme dans certaines écoles privées. Ce n’est pas normal que seuls les meilleurs étudiants et les plus aisés aient accès à des écoles avec plus de ressources.

« Je n’aime pas le fait que certaines écoles deviennent de plus en plus privées dans un sens, tout en recevant du financement public », indique Gloria, en faisant référence aux loteries pour entrer dans les écoles à charte et aux bons d’études. Elle soutient que ces sommes devraient plutôt être investies dans le réseau public.

Elle souligne toutefois que le financement public dans son comté est exceptionnellement bon, au-dessus de la moyenne en Caroline du Nord et même de plusieurs autres États.

« Je ne sais pas si c’est lié au fait qu’il n’y a pas beaucoup d’écoles privées et d’écoles à charte, mais ici, le financement public est plus élevé. Je pense que c’est un choix politique aussi. Je m’estime choyée dans ce sens », explique-t-elle, tout en spécifiant que la situation est fort différente dans les autres comtés autour.

Si vous aviez la possibilité d’être Secrétaire à l’Éducation, qu’elle serait votre première décision ?

« Je crois que nous sommes de plus en plus nombreux à penser qu’il y a beaucoup trop d’emphase sur les « tests scores » [évaluations standardisées]. Il y a plus d’une façon de vérifier si nos étudiants maîtrisent les notions qui leur sont enseignées, il n’y a pas que les tests et encore les tests !

« Les États-Unis cherchent à devenir des leaders en éducation, mais les « tests scores » ne sont pas la façon d’y arriver. Ça se passe différemment dans d’autres pays qui performent pourtant mieux que les États-Unis.

« La réalité est que les étudiants sont dépassés et submergés par tous ces tests. Dans bien des cas, ça affecte leur confiance, leur anxiété, leurs émotions. Tout est en fonction des tests, comme si on ne les considérait pas comme des êtres humains ! Si je pouvais changer quelque chose, je voudrais changer cette façon de les évaluer. Je voudrais qu’on tienne compte de la globalité de leur parcours, pas seulement de leurs résultats à une série de tests. »

Depuis le « No child left behind Act » (2001, G.W. Bush), remplacé depuis 2015 par le « Every Student Succeeds Act » (Obama), l’emphase sur les évaluations standardisées s’est beaucoup accentuée comme moyen privilégié pour mesurer la réussite des étudiants.

Ces lois imposent aux États de développer ces évaluations et de les appliquer, condition sine qua none pour recevoir du financement fédéral. L’ironie, c’est que la performance globale des étudiants américains à ces tests n’est pas particulièrement élevée.

« Dans un système qui ne fait que préparer des étudiants à des tests, de « mauvais » résultats à ces tests se reflètent négativement sur les enseignants, alors qu’il y a tellement d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte.

« Je parle ici d’un phénomène national, qui dépasse mon école et mon comté. Globalement, les mauvais résultats des étudiants américains aux « tests scores » se sont répercutés en accusations contre les enseignants qui portent, dans l’espace public et dans l’esprit de dirigeants politiques, l’odieux de la responsabilité de l’échec des étudiants américains. Le travail des étudiants et des enseignants ne se résument pas à un chiffre sur un test, c’est absurde !

« Ce n’est pas que ces tests ne soient pas corrects, mais c’est toute l’emphase qui y est mise dans le système qui ne fait plus de sens.

« On devrait regarder ailleurs, au Danemark, en Norvège, en Suède et au Québec aussi, pour améliorer notre système. Si c’était mon vœux, c’est ce que je ferais : je prendrais les meilleures pratiques en exemples pour améliorer le système ici ! »

NDLR : Pour des raisons pratiques, l’entrevue a été réalisée à la fois en français et en anglais. Les traductions sont les nôtres.