L’inéducation : Autopsie d’un système d’éducation devenu fou

21 septembre 2017

Entrevue avec l’auteure Joëlle Tremblay

« C’est une passoire dans laquelle on ajoute toujours de l’eau, mais qui continue de se vider. » – Joëlle Tremblay

Joëlle Tremblay enseigne la philosophie au collégial depuis une dizaine d’années. Elle œuvre aussi à la vulgarisation de la philosophie pour différents médias. Au printemps dernier, elle a fait paraître un essai très remarqué, L’inéducation : l’industrialisation du système d’éducation au Québec.

Le postulat de l’ouvrage repose sur le constat que notre système d’éducation s’est graduellement transformé en un système industriel qui nous « empêche de discuter des finalités. Celles-ci sont éclipsées sous des processus purement fonctionnels. »

Elle parle d’aveuglement idéologique, soutenant que lorsqu’on parle d’éducation au Québec, on le fait toujours à travers une grille d’analyse précise et exclusive, qui éclipse presque toujours un côté de la médaille. « Il n’y a pas de pont entre les deux, pas de dialogue », explique-t-elle. « On ne se retrouve jamais parce qu’on ne parle pas de la même chose. On ne questionne pas en profondeur le sens des choses et leur importance pour la communauté parce que les considérations ne se font qu’à court terme. »

« Dans ce livre, j’ai voulu, dès l’introduction, nommer les problèmes systémiques issus du système. Par exemple, l’analphabétisme fonctionnel. C’est une partie prenante de notre système et peu de gens le disent haut et fort. Ces problèmes sont excessivement complexes et ne peuvent pas être résumés sur une colonne de chiffres. »

Connaissances générales, contenus des programmes, nombre d’élèves par classe, formation des maîtres, rôle et place des enseignants dans la classe, taux élevé de désertion de la profession dans les cinq premières années de pratique, budgets et système en soi: pour l’auteure, le problème est évidemment multipartite.

Travailleurs du siècle dernier

En entrevue, l’auteure souligne l’ironie de la question de l’« arrimage aux besoins du marché ». Le marché soutient haut et fort depuis des années ses besoins relatifs à la compétence, l’esprit critique, les connaissances et l’esprit créatif novateur, soutient-elle. « Mais force est de constater que notre système d’éducation ne produit pas, dans la rhétorique industrielle, des travailleurs du futur, mais plutôt du siècle dernier. »

« On nous dit rappelle souvent l’importance d’être fidèles aux besoins du marché mais ça fait des années que le marché demande autre chose. Avec la robotisation et l’intelligence artificielle, sans démoniser la chose, « de quésé » qu’on va faire avec nos travailleurs ? »

« À l’autre bout du spectre, le marché, lui, sait se transformer. Pensons ici à la formation en entreprise qui a pris un essor incroyable. Dans un cégep, et même au secondaire, on voit des attestations se multiplier. Il y a des travailleurs, dans les hautes sphères de la société, qui seront payés toute leur vie pour leur formation pour se former. Au fond, c’est un constat d’échec : le système n’a pas été capable de les former adéquatement. Alors que paradoxalement, le système d’éducation nous dit qu’au nom du marché, il faut continuer dans cette voie et qu’on doit appliquer la réforme du renouveau pédagogique au secondaire ! »

Le nerf de la guerre

« On est devant une passoire. Pas devant un contenant avec une fuite qu’on peut identifier clairement et colmater. C’est une passoire dans laquelle on ajoute toujours de l’eau, mais qui continue de se vider. On ne pourra pas régler le système d’éducation tel qu’il est. On ne pourra pas le régler non plus en faisant la révolution, c’est-à-dire en l’écrasant et en repartant à neuf. »

« Un système d’éducation, c’est quoi ? », demande-t-elle. « C’est notre interprétation, en tant que société, de ce que devrait être une éducation de qualité. Ici, on n’est plus dans la qualité, on est dans la quantité pour avoir un certain ratio au niveau des subventions. »

L’idée n’est pas d’éliminer les subventions, selon elle, mais de subventionner autrement. Par exemple, cesser de subventionner le nombre d’élèves par classe et au moment de la diplomation permettrait de transpercer le problème de part en part et de changer complètement le focus. « On donnerait nécessairement beaucoup plus de crédits à l’enseignement en tant que tel et à son évaluation. On portera peut-être, dès lors, plus d’attention à ce qui se passe dans nos classes et à la place de l’enseignant. »

« Les profs ne sont plus considérés comme des maîtres d’écoles et on parle de clientèle étudiante », renchérit-elle. « C’est un changement de paradigme complet. La place qu’on leur laisse dans une classe a complètement changé. On ne considère plus que les profs doivent avoir des connaissances pour enseigner mais une méthode qu’ils peuvent utiliser dans n’importe quelle matière. »

Elle ajoute aussi que cette façon quantitative de subventionner amène des dérapages tels que l’« affaire des notes gonflées » du printemps dernier. « C’est la pression du système envers lui-même », soutient-elle. « On gonfle les notes pourquoi ? Parce qu’un élève qui n’atteint pas la note minimale de 60 %, par exemple, et qui se trouve en situation d’échec, la réalité, c’est qu’il fait perdre une subvention au système et que, s’il double et reste dans le système, il coûte plus cher. Alors on le fait passer. » Une aberration totale, à son avis. « Le système d’éducation est rendu fou ! Il faut le dire et le dénoncer. »

On fait quoi maintenant ?

Mme Tremblay affirme comprendre que les enseignants n’osent pas trop parler de ces problèmes, par peur de représailles. « De le dire, dans les médias, dans un essai, c’est faire des pas vers l’avant pour démontrer que nous ne sommes pas seuls. Voici la réalité et je la nomme. Je m’adresse à tout le monde dans ce livre, pas aux spécialistes en éducation. Parce que l’éducation, c’est la responsabilité de tout un chacun.»

« En tant qu’auteur, ma responsabilité est d’aller voir les gens. En donnant des entrevues, en faisant des discussions publiques, en allant dans des librairies, pour se regrouper et se parler des vraies affaires. »

Et que dire de la Politique de la réussite éducative du ministre Proulx, lancée presqu’au même moment que son essai?

« On ne vise pas l’excellence; on vise à ne pas faire baisser les subventions dans les écoles à la sortie, à la diplomation. La Politique, telle que je la comprends, ne remet pas en question le système dans lequel elle va s’insérer, c’est-à-dire un système industriel de l’éducation.

« Personne ne pose la question des programmes, ou si peu. On ne parle pas des contenus. Oui, l’approche participative et citoyenne est légitime. Mais quand on a le nez collé, on manque de recul dans l’analyse pour voir toutes les ramifications du problème. Alors, on essaie de régler les problématiques du quotidien et non pas les problématiques systémiques.

« Par exemple, toute la question de la réussite individuelle des étudiants ne prend même pas en compte le fait qu’ils font partie d’une classe. L’école traditionnelle tourne autour d’une classe, soit un prof et DES élèves. Ramener ça à l’individu, c’est prendre complètement la porte d’en arrière. Tout le système, le financement… on passe à côté.

« C’est excessivement riche, une classe. Mais bien souvent, en raison des programmes et de la méthode pédagogique, on est étouffé. Mais il arrive des petits moments de magie incroyables et c’est à ça qu’on se raccroche.

« Et si les parents voyaient non pas uniquement leur enfant dans le système d’éducation, mais leur enfant comme faisant partie d’une classe ? Une classe étant le tout, le tout est toujours plus grand que la somme de ses parties. »

Pour poursuivre la réflexion : TREMBLAY, Joëlle. L’inéducation : l’industrialisation du système d’éducation au Québec, Montréal, Éditions Somme Toute, 2017, 96 p.

Bonne lecture!